La tribune est parue le 8 mai 2020 dans l'Opinion
En ce printemps 2020, la « guerre » contre le Covid-19 a provoqué un questionnement majeur sur l’organisation de nos sociétés et les relations internationales. Au même moment, une autre guerre, militaire, nous revient en force avec le 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale – le 8 mai 1945 –, et offre un angle essentiel à nos interrogations.
Cet anniversaire nous renvoie à une époque où un nouvel esprit de fraternité entre les nations favorisait la reconstruction après six ans de conflit qui auront emporté des dizaines de millions de vies. Un effort commun des Alliés, en premier lieu l’Union soviétique, les États-Unis, la Grande Bretagne et la France libre, a permis la victoire sur le plus grand mal du XXe siècle, le nazisme, pour donner naissance à l’idée d’une société de partage et de solidarité à l’échelle internationale. Cette idée s’est ancrée dans la création de nouvelles institutions multilatérales telles que l’ONU, en se fondant sur des principes partagés comme l’égalité des peuples ou le non-emploi de la force dans les relations internationales.
La promesse de paix et de prospérité a été renouvelée en 1989 quand la fin de la guerre froide a ouvert la possibilité d’une Europe unie. La « maison commune » de Lisbonne à Vladivostok, prônée par Mikhaïl Gorbatchev, n’aura pas vu le jour. Le climat international s’est inversé, et aujourd’hui les élites en Occident comme en Russie dressent les peuples les uns contre les autres en diabolisant autrui. Loin d’être alliés, ils sont devenus adversaires, si ce n’est ennemis.
La Russie est exclue du G8 et la plupart des pays membres de l’Union Européenne traitent ce pays comme un paria international. Emmanuel Macron était le seul leader occidental annoncé à Moscou pour le 9 mai prochain – le jour où la Russie commémore la fin de la Seconde Guerre mondiale et la victoire du peuple soviétique sur Hitler dans la Grande guerre patriotique. Le grand défilé militaire traditionnel sur la place Rouge est finalement reporté, mais pas annulé. En cette année du 75e anniversaire, les commémorations prennent un sens particulièrement symbolique côté russe. Grâce à un sacrifice sans précédent, au prix de 26 millions de morts dont 10 millions de soldats, la Russie et ses voisins ex-soviétiques ont joué, il faut le dire haut et fort, le rôle décisif dans la victoire sur le nazisme.
Or, sur fond de la guerre froide d’abord, puis de divergences avec la Russie de Vladimir Poutine, on tend, en Occident, à l’oublier. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 1945 les Français étaient 57 % à considérer l’URSS comme la nation ayant le plus contribué à la défaite de l’Allemagne nazie, mais en 2015 ils sont 54 % à attribuer ce même rôle aux États-Unis, selon les données de l’Ifop. Un élément nouveau vient s’y rajouter récemment : l’URSS porterait dans la Seconde Guerre mondiale la même responsabilité que l’Allemagne nazie, à en croire une résolution du Parlement européen de septembre dernier. L’escalade mémorielle a répercuté sur la relation russo-polonaise, quand Vladimir Poutine, documents d’archives à l’appui, a fini par riposter en s’en prenant violemment à la Pologne et à sa supposée collusion avec Hitler.
Cette bataille des mémoires est révélatrice du rôle des idéologies dans notre rapport à l’histoire. Mais les idéologies enveniment aussi notre présent. Elles nous enferment dans nos certitudes et empêchent la coopération entre les nations, pourtant la seule à même de faire face aux défis qui sont devenus planétaires. Avec la pandémie du coronavirus, une évidence est apparue à tout le monde : dans nos sociétés la sécurité passe désormais avant la prospérité. Si l’instinct de repli est naturel sur le moment et que la demande d’un État protecteur est particulièrement élevée en cette période de crise, il est néanmoins évident que les peuples veulent aujourd’hui des gouvernements non seulement capables de gouverner et de protéger, mais aussi de coopérer entre eux.
Dans un monde affaibli et divisé par l’épidémie, les racines culturelles du projet de paix de l’après-guerre sont la source d’un nouveau souffle de rapprochement. Nos normes et valeurs communes telles que la liberté, l’égalité et la dignité de la personne humaine, peuvent, 75 ans plus tard, nous servir de base pour renforcer la coopération entre les nations, aussi bien entre l’Occident et la Russie qu’au sein de l’Union européenne et de l’alliance transatlantique. Nous sommes aujourd’hui privés de contacts humains, mais l’humain est enfin mis au centre des préoccupations des responsables politiques. Face aux forces déshumanisantes du capitalisme global où la recherche du profit et la domination prévalent, les pays occidentaux et la Russie ont la lourde responsabilité de défendre un modèle du monde centré sur la personne humaine et basé sur la réalisation de notre destin commun.
Dès que ce sera à nouveau possible, les leaders internationaux doivent se retrouver ensemble sur la place Rouge pour célébrer le 75e anniversaire de la Grande victoire. Grâce à ce symbole fort, nous pourrons entamer une nouvelle page de l’histoire de notre civilisation partagée.
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